« Garçon stupide »

Le film que vous pouvez éviter cette semaine s'intitule : «Garçon stupide».

Autant le dire tout de suite : j'ignore quand est sorti le film, où il est projeté, s'il est encore projeté, si vous pourrez le voir, et si cela vaut la peine que vous lisiez cette chronique.

(Car si je sais d'où et quand j'écris, j'ignore où et quand vous me lisez. Ha ! Ha !)

«Garçon stupide» traite, avec beaucoup de délicatesse et sans aucune pudeur, de la question de l'ouverture d'esprit chez les jeunes homosexuels de vingt ans qui sont beaux gosses, qui n'ont rien dans la tête et qui baisent à la chaine.

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« La famille suricate »

C'est le titre du film que vous pourriez aller voir cette semaine... A condition de prendre des boules Quies avec vous.

C'est un film britannique.

Il expose, à travers la « vie » d'une colonie tribu de suricates qui n'en demandaient pas tant, à quel point les valeurs communautaristes sont pertinentes, recommandables et recommandées.

Le suricate est une petite bestiole à la mine et aux attitudes très photogéniques, on les surnomme parfois affectueusement du sobriquet « sentinelles du désert » puisque certains individus de la tribu passent leur temps, hissés sur leurs pattes arrières et leur queue, à surveiller les alentours où s'égayent les autres membres à la recherche de nourriture.

Et si le froid vient à poindre, quelques déclarations volontaristes  et hop ! Tout le monde rentre en centre d'hébergement !

Oups ! Excusez-moi, c'est une erreur de copier-coller.

Et si le danger vient à poindre, quelques petits cris d'alerte et hop ! Tout le monde rentre au terrier !

Le danger, en l'occurrence, ne provenant pas de requins de la finance mais de rapaces ailés, de serpents sournois ou, parfois, de grands carnassiers en manque de nourriture à-cause-de-la-sécheresse.

A l'appui de ses thèses, le réalisateur s'attache à un petit suricate qu'il a baptisé Kolo, un petit suricate né trois semaines auparavant, qui effectue sa première sortie du terrier sous nos yeux émerveillés et qui part illico à la découverte du vaste monde car il est un peu plus curieux et aventureux que ses frères...

Allez fiston ! Bientôt en route pour les Indes !

Mais voilà, un petit suricate candide, c'est une proie facile pour les prédateurs voraces... Il doit donc apprendre à reconnaître les dangers qui l'entourent, à s'en défendre, à chercher sa nourriture aussi, parce que bon, c'est la nature sauvage et hostile là où il est, c'est l'immense et ô combien filmé des millions de fois somptueux désert du Kalahari, c'est pas Tanguy dans le 150 m² tout confort de Papa-Maman, mince quoi !

Pour Kolo (et pour quelques autres de la même portée) ce sera son « grand frère » qui se chargera de cette éducation. Ah les « Grands Frères »... Que n'ont-ils pas fait coulé d'encre...

S'ensuivent plusieurs séquences d'apprentissage, Kolo qui apprend à chasser le scorpion, à déterrer l'insecte, à déjouer le cobra, à échapper aux rapaces, etc. Et lorsque tout le monde dans la salle a bien compris à quel point le grand frère de Kolo est important.. Zas ! Il se fait embarquer par un aigle !

Ah ben oui. La vie est dure, hein. Les aigles emportent les grands frères et mangent leurs proies sous nos yeux. Encore un film pédagogique, tiens. Emmenez les enfants au ciné. Faut les préparer aux vicissitudes de l'existence.

Mais, après bien des dangers auxquels il saura échapper (ah la course poursuite du cobra dans le terrier des suricates, très bien filmée en gros gros plan...) Kolo deviendra grand et assurera, à son tour, l'éducation des suricates nouveaux-nés. La vie est un cycle. La solidarité est dans le clan. On est si peu de choses tout seul mais, tankafèr, mieux vaut rester entre nous. Allez en paix. Amen.

Alors voilà, les images du film sont très belles. Le public « averti » déjouera les ficelles narratives tellement grosses... qu'on se demande encore comment le public non averti peut les gober...

La mise en scène et la narration sont donc nettement discutables, empreints d'une philosophie de la vie que je n'aimerais pas voir triompher dans ce beau pays qu'est la France.

Mais bon, pour le film, il suffit de se boucher les oreilles pour échapper au pire.

« Deux jours à tuer »

Le film que vous pouvez éviter cette semaine s'intitule « Deux jours à tuer ».

C'est aussi ce que je me dis à la veille de chaque week-end, encore deux jours à tuer.

Les autres jours de la semaine également remarquez, ce sont aussi des jours à tuer. Mais bon, les jours de la semaine il y a des distractions, les gosses gamins à amener à l'école (j'ai barré, je ne voudrais pas que les lecteurs québécois s'imaginent que j'amène du monde à l'école du sexe), le ménage du matin à faire, le repas à préparer, les morpions enfants à reprendre à l'école, les devoirs à faire faire, le conjoint à écouter au retour de son boulot, le repas à faire, les enfants à coucher, les dents à brosser, le câlin à faire, bref, même chômeur de longue durée, il y a de quoi massacrer plusieurs journées avec toutes ces occupations.

Mais le week-end c'est le moment de la semaine où on peut recevoir ses potes, ceux qui bossent, ceux qui n'ont pas (encore) de conjoint auprès de qui vomir leur journée de travail et qui viennent donc la répandre chez vous, vous ôtant ainsi la maigre motivation qui vous reste pour retrouver du boulot.

Et là c'est mon pote informaticien, celui qui me fait rire d'habitude, et dont je vous raconterai d'autres aventures une prochaine fois, qui est venu essayer mon lecteur DVD avec le film tout neuf qu'il s'est procuré par des voies tout à fait honnêtes, ce qui est à saluer car c'est plutôt rare chez des gens qui ont toutes les facilités pour rester branchés 24h/24 là où vous savez.

(A mon avis il ne m'a pas tout dit, il doit tenter un sevrage progressif avant que parce que ça commence à sentir le roussi, mais bon, ça reste entre nous)

Alors voilà qu'il débarque chez moi avec le film « Deux jours à tuer ». Comme je ne vais plus au cinéma, et encore moins dans les cinémas tenus par des hypocrites se réclamant du gauchisme mais qui se comportent en fait comme même le MEDEF n'ose pas le faire, je ne savais pas trop de quoi ça parlait.

Mais j'ai vu qu'il y avait Albert Dupontel au générique.

«  Aïe me suis-je dit, on va avoir droit à une leçon de vie, façon vieux-qui-sait-et-qui-l'envoie-pas-dire-tellement-vous-comprenez-rien-alors-que-ça-saute-aux-yeux. »

J'étais moyennement chaud, je suis donc allé chercher les glaçons dans le frigo puisque mon pote avait aussi apporté de la junk-food et des sodas.

Cécile Méliot (la madame d'Antoine Méliot, qui, lui, est joué par Albert Dupontel) appelle son mari pour qu'il aille chercher sa belle-mère à la clinique où on l'avait soignée pour un bras cassé.

Ah mais voilà : belle-maman d'Antoine est une bourgeoise (pas étonnant qu'elle s'y connaisse en bras cassés), en plus on la découvrira revêche et exigeante avec le petit personnel de la clinique…  Autant dire qu'à cause de ce caractère de cochon, Antoine est moyennement emballé pour aller la chercher.

Ah mais voilà, Antoine est du genre à dire ses quatre-vérités aux gens et les premières minutes du film vont lui donner l'occasion de tirer sa première salve. Aux frais de belle-maman. La bourgeoise. Rhaaaaaaa ! Quel plaisir par procuration de sortir ses quatre-vérités aux bourgeois...

Ah oui, j'ai oublié de vous le dire (mais vous vous en foutez car comme le film est déjà passé en salle vous devez déjà le savoir) mais l'intrigue veut qu'Albert Dupontel passe les quarante premières minutes du film à se fâcher avec tout le monde en balançant plein de quatre-vérités.

Donc, après avoir balancé ses quatre-vérités à belle-maman, Antoine part au boulot.

Un boulot qui tombe à pic puisqu'Antoine est pu-bli-ci-taire ! Autant dire le job rêvé pour tous les pétages de plombs possibles et imaginables, genre je craque parce que je suis charrette pour avant-hier, que le livreur de coke n'est pas encore passé et que si ça continue, c'est le client qui va comprendre à quel point son produit est nul !

Bon, ya pas de coke dans le film. « Deux jours à tuer » se veut plus classieux que « 99F »

En revanche il y a du yaourt. C'est le produit à vendre et le client voudrait un slogan plus punchy et poétique que « 0% de matière grasse, pas de sucres, anti-cholestérol »...

« Comment ça « plus poétique » ? » demande Antoine qui commence alors une sorte de tirade à la Cyrano avec tous les slogans possibles, imaginables, et ridicules. Puis il se barre en envoyant chier le client !

Dans la foulée il file aussi tout son paquet de clopes à un poivrot et revend ses parts de l'agence à son associé.

Et on le retrouve un peu plus tard en train de déjeuner avec une nana dont on comprend, à ses gestes affectueux, que ce n'est pas sa femme :

« Antoine, tu vas lui dire ? C'est plus possible de continuer comme ça Antoine. Tu dois lui dire. On est vendredi, tu as tout le week-end, tu te débrouilles comme tu veux mais tu lui dis ».

Ouh la ! On sent que ça va être le grand ménage !

Rentré chez lui il y a une fête d'anniversaire, genre tous les copains sont là, on éteint les lumières et quand il rentre : « Surprise ! » « Oh je ne m'y attendais pas ! ».

Mais avant la fête d'anniversaire il y a la scène que lui fait sa femme parce qu'on l'a vu, lui Antoine, en compagnie d'une belle brune dans un resto, main dans la main et avec ce regard un peu bête qu'ont tous les amoureux du monde...

Ah la la ! Qu'est-ce qu'elle est mal jouée par Marie-Josée Croze cette scène... Mais bon, le but du réalisateur c'est pas d'être crédible, c'est de laisser l'épouse s'enfoncer dans la colère et les malentendus, afin que les provocations et les quatre vérités d'Antoine paraissent encore plus justifiées...

Et ça marche ! Ça déménage ! Ça balance un tas d'atrocités ! Ah dis-donc ça se présente mal pour la fête d'anniversaire, prévue le soir même...

Dans cette fête, ils sont tous là les meilleurs potes d'Antoine, il y a même Bérengère, jouée par une Daphné Bürki aussi naturelle dans le film qu'elle l'est sur les plateaux télé où elle officie.

Évidemment, le repas tourne mal, Antoine essaie de peloter une copine un peu allumeuse (Virginie, le choix du prénom a sans doute été très étudié), puis ça dégénère en bagarre, en quatre vérités à tous les vents, chaque copain en prend pour son grade, puis Antoine nous fait un petit malaise, se remet, les copains rentrent chez eux, c'est désastre et désolation...

Bref, on arrive à grand pas à la quarante deuxième minute, il est temps de passer au deuxième temps fort du film : le road-movie vers l'Irlande.

Rien de particulier à dire, on se demande juste ce qui va se passer car, comparé à la première partie, c'est rudement calme.

Antoine prend sa voiture direction Cherbourg et, sur la route, il prend même un gars en stop.

Oh la vache ! Que va-t-il se passer ? Est-ce que le stoppeur va péter dans la BM ? Est-ce qu'il va s'essuyer les doigts sur les sièges ? Est-ce qu'il va laisser sa fenêtre grande ouverte alors que le film a manifestement été tourné en hiver ?

Même pas !

On apprend que le gars est chômeur, qu'il se rend à Valognes où un cousin lui filera peut-être du boulot, parce que bon, deux ans de chômage, licenciement, RMI, le parcours classique quoi. Même sa femme et son chien se sont barrés.

Mais malgré cela, c'est un chômeur qui a su garder sa dignité. Genre « c'est la vie » et je ne vais pas réclamer l'application de l'article 5 du préambule de la Constitution de 1946, faut pas déconner !

Non, j'fais juste du stop pour aller à Valognes. Un chômeur digne c'est un chômeur qui ne la ramène pas et qui comprend parfaitement les difficultés dans lesquelles se débattent la classe patronale. On ne va pas ajouter des problèmes aux problèmes.

Putain ! C'est pas possible ! Il va se faire allumer par Antoine lui aussi ?

Même pas ! Ils vont même sympathiser. Et lorsqu'il le dépose à Valognes, Antoine lui file même tout ce qu'il a pu retirer d'un distributeur de billets !

Mais le chômeur il n'en veut pas de cet argent, il galère mais il ne fait pas la manche quoi (il est digne, rappelez-vous). Antoine insiste. Alors le chômeur réfléchit, on le voit soupeser le pour, le contre... Et il accepte !

5 secondes pour soupeser et accepter ! Le scénariste n'a prévu que cinq secondes pour cette scène. Rappelez-vous en la prochaine fois que vous irez taper un copain : cinq secondes c'est désormais le laps de temps en-dessous duquel vous êtes un mufle et au-dessus duquel vous êtes un lourd. Je vous avais dit plus haut que ce film allait nous apprendre à vivre !

 

Bon ! La suite je vous la fais rapide, parce que j'ai déjà trop abusé de votre patience, et puis de toutes façons je vous déconseille fortement d'aller voir ce film qui n'en vaut pas la peine.

(mais si vous l'avez vu, ce billet devrait être plus drôle)

Antoine embarque pour l'Irlande, là il roule jusqu'à une... ferme ? Peut-être, aucune importance.

L'important c'est que dans cette bicoque il y a... le papa d'Antoine !

Mais... Mais qu'est-ce que tout cela veut-il bien dire ? Il se fâche avec tout le monde, il se barre, il va voir son père... Il ne reste qu'une demi-heure de film et on ne comprend rien !

Après quelques explications genre « règlements de compte en famille » où on apprend que le père d'Antoine s'est tiré lorsque ce dernier avait treize ans, Antoine et Papa vont à la pèche. Antoine fait un malaise dans une rivière, Papa s'affole, Papa veut amener son fils à l'hosto, Antoine veut pas, Papa promet qu'il sera désormais présent (à mon avis c'est trop tard Edgar !), mais en fait, Antoine...

Antoine il meurt...

Ben oui ! C'était ça le secret du film : Antoine avait un cancer et il allait bientôt mourir...

Et le seul moyen qu'il avait trouvé pour qu'on ne le regrette pas avait été d'être désagréable avec tout le monde...

Et la nana aux gestes affectueux dans le resto, c'était une amie d'enfance, qui était aussi sa toubib... Pas sa maîtresse... Ah la la ! Qu'est-ce qu'elle doit se sentir conne maintenant la bonne copine qui avait vendu la mèche à l'épouse d'Antoine au début...

Alors bon, c'est un film français, c'est un drame, il doit forcément y avoir une morale. Le seul qui s'en sort plutôt bien en fait, c'est le chômeur.

Ça doit être ça la morale : vu le cataclysme économique qui nous pend au nez, allez donc faire du stop à la sortie des centres d'oncologie...

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Les mauvais juifs

C'est le titre d'un recueil de nouvelles écrit par Gerald Shapiro, auteur nord-américain, disponible aujourd'hui en poche 10-18 et initialement chez Albin Michel pour la première édition en langue française.

Parmi celles que j'ai appréciées, figure « Les douze plaies », je la cite en partie, puisse cela vous donner envie de lire la suite :-)

Les douze plaies

Quand le téléphone sonna, Rosenthal se trouvait au milieu de son atelier, occupé à détruire une toile à grands coups de pied. Il avait déjà projeté une boîte pleine de pin­ceaux sales contre le mur du fond et envoyé valdinguer sa boîte à peintures qui avait fait une jolie traînée terre de Sienne brûlée en forme de bateau sur les lattes du plancher blanchies à la chaux. L'atelier aurait dû être condamné, de même que Rosenthal: condamné à une nouvelle nuit d'échec après toute une saison d'échecs, entraîné à la dérive dans une orbite indolente autour d'un soleil incertain.

«Kenneth Rosenthal ? demanda une voix de femme.

Lui-même », répondit-il, le souffle court, encore épuisé par ses efforts. Il se passa la main sur le front, laissant une trace humide.

«Kenneth Rosenthal, le peintre ?

En personne, marmonna-t-il. Qui est à l'appareil ?

Je m'appelle Naomi Glick. J'espère que je ne vous dérange pas ? Je vous téléphone au nom de la Fondation Rivka Hirschorn Kissner de New York. Vous avez peut-être entendu parler de nous ? Nous avons pour vocation d'encou­rager les créateurs inconnus dans le domaine des arts plas­tiques dont les œuvres offrent un intérêt significatif pour les juifs américains, déclara la femme d'un ton pompeux, comme si elle récitait un texte gravé sur des tablettes de pierre. J'ai l'immense plaisir de vous annoncer, Mr. Rosen­thal, que vous êtes le lauréat du prix Rivka Hirschorn Kiss­ner de cette année. Je vous présente mes plus sincères félicitations. »

Le qui ? Le quoi ? Elle avait bien prononcé le mot « prix », non ? Il était figé sur place, le téléphone collé contre sa joue comme un sac de glace.

« Je suis l'un des membres du jury, poursuivit Naomi Glick. Nous passons le pays entier au peigne fin, Mr. Rosenthal — nous explorons les tours et les détours du monde juif améri­cain, artistiquement parlant, je veux dire. Nous recevons des diapositives en provenance de centaines d'expositions orga­nisées par les meilleures galeries de tous les États-Unis. Nous allons inlassablement à la recherche de nouveaux artistes juifs. Nous prenons notre tâche très au sérieux et nos critères de sélection sont des plus sévères. Il arrive certaines années que nous ne trouvions personne qui y réponde, et dans ce cas, nous nous abstenons de décerner le prix Kissner. Votre récente série de tableaux, Les douze plaies, a attiré mon atten­tion, et je dois avouer qu'elle m'a coupé le souffle.

Les douze plaies ! Mais comment en avez-vous entendu parler ?

Les diapositives nous ont été envoyées par courrier le mois dernier. Par... attendez que je vérifie... le Festival d'Art et d'Artisanat d'Umpqua Valley, Roseburg, Oregon. Roseburg — serait-ce un nom juif, par hasard ?

Je ne pense pas, Mrs. Glick.

Vous pouvez m'appeler Naomi, Kenneth. Des tableaux tellement insupportables, vos Douze plaies, dit-elle d'une voix caressante. Odieux au sens le plus profond du terme, pareils à des jérémiades de garçons de huit ans précoces. Je suis bien placée pour le savoir. Mon fils Max a huit ans, et un jour ou l'autre, je crois que je finirai par le tuer.

Ah bon, dit-il, marquant une hésitation. Ça... ça signi­fie qu'ils vous plaisent?

Ils me hantent littéralement. Toutes ces giclures, ces couleurs incrustées au couteau sur la toile comme si elles essayaient de s'enfouir au verso ! Et puis ces rouges, ces oranges et ces noirs qui ont l'air de se dire : mais qu'est-ce qu'on fabrique dans ces tableaux ? Comment pourrait-on en ficher le camp ? Toute cette énergie qui bondit en flam­mes vers le ciel, comme si elle mourait d'envie de s'échap­per du cadre ! Je les adore, Kenneth. Ils sont tout ce que l'art juif peut être. »

Rosenthal se rappelait les jours à la fois enivrants et effrayants qu'il avait vécus pendant qu'il les peignait, la manière dont ils lui étaient arrivés comme autant de cadeaux — non, plutôt par la poste comme des lettres piégées anonymes , ces douze tableaux exécutés l'année pré­cédente en une semaine et demie de crises d'hystérie, son dernier véritable élan créateur avant que quelque force vitale en lui se flétrisse et meure. Depuis, il n'avait fait qu'errer, hébété, dans son atelier, tel un orphelin perdu dans le désert.

« Vous ne savez pas — et vous ne pouvez pas savoir — ce que cela représente pour moi », dit-il.

Il s'interrompit. Il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il pourrait ajouter. En vingt ans de labeur, enchaîné à son chevalet, il n'avait jamais gagné quoi que ce soit. Pourtant, il avait participé à de nombreux concours, soumis des dia­positives à des fondations, exposé ses œuvres dans des foires et des festivals d'art. Il avait été près, tout près, d'être reconnu, mais il était toujours passé à côté.

« Être honoré par une fondation si prestigieuse — par mon propre peuple », s'entendit-il déclarer. Puis il se tut. De qui se moquait-il ? Son peuple ? Quand avait-il mis pour la dernière fois les pieds dans une synagogue ?

« Vous aimerez peut-être savoir que vous êtes le premier lauréat du prix Rivka Hirschorn Kissner à habiter à l'ouest de l'Hudson, dit Naomi Glick. L'Oregon, vous vous rendez compte ! Les trappeurs, Lewis et Clark, Sacajawea, la pêche au saumon et les scieries ! Qui aurait cru qu'un juif pour­rait survivre dans un endroit pareil ! Il y a des juifs dans l'Oregon ?

Il y a des juifs partout, Mrs. Glick. Il y en a même à Yokohama.

Tous nos lauréats précédents étaient new-yorkais, reprit Naomi Glick. Et c'est normal, je suppose, dans la mesure où la plupart des artistes américains importants semblent vivre dans la région de New York. Je ne veux pas dire que vous n'êtes pas important, bien sûr — ce n'est pas du tout ce que je voulais laisser entendre. Croyez-moi, nous ne vous aurions jamais décerné le prix Kissner si vous n'étiez pas un peintre de tout premier ordre — tout en étant inconnu, naturellement. Mais vous n'avez pas besoin que je vous le dise, je pense ? »

Rosenthal promena son regard sur son atelier sinistré, les toiles éparpillées par terre, les tubes de peinture éclatés, les pinceaux brisés en mille morceaux. « Non, bien sûr, répon­dit-il.

Vos tableaux seront exposés au Centre communau­taire juif d'Apawamis, la perle du comté de Westchester. Vous verrez, vous allez adorer cet endroit, j'en suis persua­dée », dit Naomi Glick. Son débit avait commencé à s'accé­lérer, comme si elle téléphonait d'une cabine et qu'elle n'ait presque plus de pièces. « Nous nous occuperons de l'expédition de vos toiles et nous vous enverrons un billet d'avion à destination de New York pour la remise du prix, il y aura un grand dîner organisé par les donateurs, Sheldon Sperling et son épouse Bernice, nous inviterons à la céré­monie la crème des critiques d'art et des galeristes new-yor­kais, vous serez la coqueluche d'Apawamis, tout le monde chantera vos louanges, ce sera fabuleux. Vous pouvez me faire confiance, Mr. Rosenthal, vous devez être ravi, bien entendu que vous êtes ravi, il est temps d'en profiter, de khap'n un peu de nakhes, heureux homme. »

Trois jours plus tard arriva une lettre sur papier à en-tête de la fondation Kissner qui communiquait à Rosenthal tous les détails sur son prochain voyage à New York. On lui demanderait de faire un petit discours lors de la remise du prix, puis de répondre aux éventuelles questions du public. L'argent du prix et les billets d'avion suivaient. On viendrait le chercher à l'aéroport de LaGuardia. Avait-il des allergies alimentaires ou des préférences ? Au cours de son séjour, par respect pour ses croyances religieuses, tous les repas seraient préparés dans une cuisine kasher et aucun dépla­cement ne serait prévu durant le shabbat.

Ses croyances religieuses ! Rosenthal eut un petit rire sans joie. Autrefois, il avait cru. Jeune garçon, il avait même caressé l'idée de devenir rabbin. Qu'était-il advenu de sa piété d'enfant, de son amour respectueux pour Dieu ? Talmud Torah l'après-midi de quatre à six à raison de deux ou trois fois par semaine pour la préparation à sa bar-mitsva consis­tant, entre autres, à apprendre par cœur des passages entiers de la Torah, école du dimanche, offices le vendredi soir et le samedi matin, jeûner, prier, psalmodier, se frapper la poitrine — à treize ans, il était le petit bukher de sa yeshivah, toujours à daven avec les plus érudits, à se balancer sur les talons, absorbé dans son dialogue avec le Tout Puissant. Mais sa bar-mitsva faite, ses cadeaux — cravates, portefeuilles, parures de stylos — fourrés dans un tiroir, Rosenthal devait s'apercevoir qu'il n'avait plus grand-chose à dire à Dieu.

Au cours de son adolescence, il prit progressivement conscience qu'il y avait un côté méprisable dans la version du judaïsme que proposaient ses parents, une sorte de volonté de supériorité ostentatoire dans le domaine de la vertu et de l'apitoiement sur soi-même. Personne n'avait autant souffert que les juifs, disaient-ils. Personne ne savait ce qu'étaient les privations. Certes, çà et là, au fil de l'Histoire, d'autres groupes s'étaient fait taper sur les doigts, mais rien de comparable avec ce que les juifs avaient subi, en aucun cas. Une compétition de souffrances ! Une épreuve d'ath­létisme ésotérique inventée par ses parents, régie par une règle bien simple : les Juifs gagnaient à tous les coups. Quels que soient les souffrances, les martyres endurés par votre famille ou votre peuple, vous perdiez, car rien de ce qui était arrivé aux autres peuples ne pouvait rivaliser avec Ce qui était arrivé aux Juifs.

Rosenthal se souvenait de son oncle Irwin qui venait sou­vent dîner chez eux à la maison, un petit homme triste si effacé et banal qu'il se fondait dans le papier peint. « Pen­dant mon enfance, on était si pauvres qu'on mangeait de l'herbe, disait-il quand la conversation autour de la table languissait. La première fois que j'ai goûté du sucre, j'avais trente et un ans. C'est parce que nous étions juifs. On vou­lait nous priver de tout. C'est pour ça que nous étions forcés de manger de l'herbe. Passe-moi le sucre, veux-tu ? »

La première fois qu'il avait entendu oncle Irwin raconter cette histoire — il devait alors avoir dans les neuf ans , Rosenthal l'avait perçue comme un véritable drame (ça bat­tait à plates coutures les histoires de chaussures d'occasion de sa mère, par exemple), mais à mesure que les années passaient et qu'oncle Irwin se répétait inlassablement, elle finit par perdre son aspect tragique dans l'imagination de Rosenthal pour entrer dans le royaume de la comédie. Quelquefois, quand son oncle n'était pas là, il s'amusait à l'imiter : « On mangeait de la terre. Des fois, quand on avait de l'eau, on faisait de la soupe de terre. Mais on avait rare­ment de l'eau. De temps en temps, on nous privait de terre et on devait manger nos vêtements. Les chemises n'étaient pas mauvaises, avec un petit peu de sel et un petit peu de poivre. Mais après, on nous a enlevé le sel et le poivre, parce qu'on était juifs et qu'on n'avait droit à rien.

Tu devrais avoir honte, le réprimandait sa mère. Faire le pitre comme ça. Ton oncle a subi beaucoup de priva­tions. Et je parle de privations bien réelles, jeune homme. Ce n'est pas un sujet de plaisanterie. »

À l'université, Rosenthal se montrait de plus en plus caus­tique. Le premier semestre, son professeur de philosophie consacra d'abord dix semaines à démolir divers arguments en faveur de l'existence de Dieu. L'un après l'autre, saint Anselme, l'évêque Berkeley, saint Thomas d'Aquin et le reste s'effondrèrent comme autant de mobile homes sous une averse de grêle. Rosenthal rentra chez lui pour les vacances et appela rabbi Kravitz, l'homme qui l'avait béni le jour de sa bar-mitsva. « Je traverse une crise spirituelle, lui dit-il. Je crois que je suis en train de devenir athée. Je pour­rais passer vous voir ? C'est une espèce de cas d'urgence.

J'ai une semaine épouvantable, répondit rabbi Kravitz, toussant dans l'appareil.

Je comprends très bien, mais il faut absolument que je parle à quelqu'un.

Écoute-moi, Kenny, déclara rabbi Kravitz de sa voix d'outre-tombe. Dieu existe. Là-dessus, tu peux me faire confiance. Il t'entend et il est consterné. Il se dit : mais qu'est-ce qui lui prend à ce Kenny Rosenthal ?

S'il y a un Dieu, rabbi Kravitz, expliquez-moi pourquoi le mal règne ainsi dans le monde ? Pourquoi il y a tant de souffrances ?

Tu crois que tu es le seul à t'interroger sur les desseins de Dieu ? Tu crois que personne ne s'est jamais demandé pourquoi il y avait tant de souffrances dans le monde ?

Non, pas du tout.

Eh bien, mon jeune ami, tu es loin d'être le seul, affirma rabbi Kravitz d'un ton chagriné. Tu vois, tu es juif. Tu es né juif, tu as été élevé en juif et tu mourras juif. Quand les nazis vont venir, tu t'imagines qu'ils te deman­deront si tu es athée ou pas ? Tu es juif ! Au four ! Quelles que soient les absurdités qu'un professeur essaie de te fourrer dans le crâne, tu es juif. Est-ce que ça répond à ta question ? »

Avant même que Rosenthal ait eu le temps d'ouvrir la bouche, le rabbin avait raccroché.

Un mois après le coup de téléphone de la fondation Kis­sner, un dimanche en début d'après-midi alors que la pluie menaçait, un petit homme d'allure fragile vêtu d'une veste sport en seersucker attendait Rosenthal à l'aéroport de LaGuardia. Le vieil homme ôta sa casquette de l'équipe des Yankees, dévoilant un crâne de la couleur d'un ancien par­chemin. « Alors c'est vous l'heureux élu, marmonna-t-il, s'emparant du sac de Rosenthal avec des doigts noueux. Je suis Sheldon Sperling, se présenta-t-il tandis qu'ils se diri­geaient vers le parking. Appelez-moi Chub, si, si, vous pou­vez, tout le monde m'appelle comme ça. Ma femme et moi sommes les donateurs du prix que vous avez remporté. Ne vous en faites pas, nous pouvons nous le permettre. Je suis dans le droit des sociétés. Ou plutôt, j'étais, devrais-je dire. J'ai pris ma retraite il y a tout juste deux mois. Soixante dix-neuf ans. Le droit des sociétés était toute ma vie j'en rêve encore presque toutes les nuits. Des rêves de fusion pour la plupart — c'est comme rêver qu'on vole, on éprouve un extraordinaire sentiment de puissance. »

La voiture était un break Mercedes jaune, un vrai paque­bot. Mr. Sperling lança le sac de Rosenthal à l'arrière, puis démarra. Ils roulèrent lentement au milieu des terrains à l'abandon du panorama urbain sous un ciel si bas qu'il semblait inexistant, puis, petit à petit, à mesure qu'ils s'éloi­gnaient de la ville, le paysage devint plus vert et le monde s'ouvrit cependant qu'ils traversaient des banlieues luxu­riantes, entourées de vastes forêts. « Je vous dépose à votre hôtel. Vous pourrez vous rafraîchir un peu. Nous enverrons ensuite quelqu'un vous chercher pour le dîner qui se tien­dra chez nous. Notre fille Rachel est venue de Chicago spécialement pour l'occasion. Formidable, non ? Prendre l'avion jusqu'à New York exprès pour ça ! Une fille du ton­nerre. Mariée à un ponte du marketing, un type qui fait de l'argent avec tout ce qu'il touche. Un sacré gendre. Ils ont une fille, jolie comme un cœur, Elena, elle s'appelle. Un beau prénom, vous ne trouvez pas ? Essayez de le chercher dans la Bible. J'adore ce prénom. Notre seul petit-enfant.

Ah oui, en effet ! fit Rosenthal. Quel beau prénom !

Notre deuxième fille, Stéphanie, elle a épousé un uro­logue. Il possède sa propre clinique, on parle tout le temps de lui dans les revues médicales. Ils sont dans le sud de la France en ce moment, à se balader et à boire du vin. Et puis il y a notre cadet, Randy, il habite New York. Il ne viendra pas cette année. Il n'a pas un instant de libre. Il vous plairait — il est designer. Un véritable artiste.

Quel dommage que je ne puisse pas faire sa connais­sance », dit Rosenthal, l'air triste et résigné, comme s'il regrettait réellement de ne pas pouvoir rencontrer toute la tribu. Ils se turent. Les rues s'étaient élargies et ils roulaient maintenant le long d'avenues bordées d'érables inclinés dont le feuillage formait une voûte ininterrompue au-dessus de la chaussée mouchetée par le soleil de l'après-midi qui filtrait au travers.

« Avant qu'on arrive à votre hôtel, il faut que je vous pose une question, finit par dire Sperling. Vous me permettez de vous appeler Dan ?

Ken... mon prénom est Ken.

La question n'est pas de moi, mais de ma femme. Je peux ?

Allez-y.

A quoi ça rime vos Douze plaies? Ces tableaux... Qu'est-­ce que vous aviez en tête ? C'est ça votre idée de l'art juif ? » Ils s'arrêtèrent à un feu rouge.

« Pardon ? fit Rosenthal.

Du calme, du calme, inutile de monter sur vos grands chevaux. Moi, personnellement, ça m'est égal. Je suis avocat. Donnez-moi un contrat et je vous dirai ce que j'en pense. L'art, ce n'est pas ma tasse de thé. Ma femme, par contre, c'est une autre histoire. »

Rosenthal réfléchit un moment en silence. On attend vingt ans pour se voir récompenser par un prix et quand on l'obtient enfin, il faut entendre ça ! Un vieil avocat véreux qui se permet de critiquer votre œuvre ! Alors pour­quoi l'avoir fait venir, hein ?

« Vous voulez me dire que votre femme n'aime pas ma composition ? demanda-t-il enfin. C'est bien ça ?

Il ne s'agit pas d'aimer ou de ne pas aimer. Ce que je veux dire, c'est que vous avez peut-être intérêt à savoir ce que vous faites, parce qu'il y a des gens qui pourraient vous inter­roger à ce sujet, c'est tout. » Le feu passa au vert et ils démar­rèrent. « Moi, ça ne me dérange pas, vous comprenez. Mais ce n'est pas le cas pour tout le monde... », reprit Sperling qui laissa sa phrase en suspens.

Ils arrivèrent à l'hôtel, un bâtiment en briques d'appa­rence banale qui se distinguait uniquement par l'extrava­gance de son aménagement paysager. Sperling, sourcils froncés, resta au volant pendant que Rosenthal descendait de voiture.

« Pensez-y, c'est tout », lança le vieil homme avant de repartir.

La Mercedes s'éloigna, abandonnant Rosenthal sur le trottoir avec son sac.

À la réception, l'employée l'accueillit par ces mots : « Ah, c'est vous le lauréat du prix Kissner de cette année. » Elle lui adressa un sourire de façade. « Félicitations. La chambre est réglée par la fondation Kissner. Les appels téléphoniques longue distance sont à votre charge, de même que le service en chambre et les autres extras. Le lauréat de l'année der­nière a eu une note, vous ne le croiriez pas. En tout cas, il vaut mieux que vous ne regardiez pas les chaînes câblées, c'est payant. »

Le lit était étroit mais ferme et Rosenthal, sans s'en ren­dre compte, glissa dans le sommeil. Il se réveilla à six heures moins le quart, à la fois reposé et terrorisé. Il prit une longue douche, répétant le discours qu'il avait rédigé pour l'occa­sion et qu'il s'exerçait à prononcer depuis des semaines. Il n'avait guère l'habitude de parler en public, mais le ton de son discours lui semblait convenir : quelques plaisanteries pour montrer qu'il était un homme comme les autres avant d'en venir au cœur du sujet, court sans être abrupt, humble sans être servile.

Il se sentait merveilleusement bien sous la douche. L'endroit était sombre et il avait l'impression d'être en sécu­rité. L'eau chaude lui frappait la nuque et cascadait le long de son dos comme pour lui administrer un léger massage. Il était seul, sans personne pour lui lancer des vacheries du genre : « À quoi ça rime vos Douze plaies ? » Il sortit de la douche à regret et se sécha, évitant de se regarder dans la glace brillamment éclairée.

Après quoi, il prit tout son temps pour passer ses plus beaux vêtements qu'il avait emportés, puis il s'assit au bord du lit, le regard fixé sur l'écran de la télévision éteinte. Qu'est-ce qu'il foutait ici ? Comment avait-il pu croire que ce prix allait changer les fondements de son existence, alors que rien jusqu'à présent n'était parvenu à le faire ? Se taper près de 5 000 kilomètres en avion pour recevoir un chèque et serrer la main à des étrangers — précisément le genre de choses contre quoi Lenore, son ex-femme, l'avait mis en garde dans Le prix de l'arrogance, l'un des petits traités qu'elle avait écrits à son intention après leur divorce dans le louable but de l'aider à « mettre de l'ordre dans sa vie ». Et ça, pour mettre de l'ordre, il avait mis de l'ordre.

Lorsque le téléphone sonna, Rosenthal se livrait telle­ment à l'introspection qu'il crut que cela venait de la cham­bre d'à côté. Après quelques sonneries, il revint cependant à la réalité et décrocha.

« Chub Sperling à l'appareil. Vous avez fait une petite sieste ?

Je... oui.

Très bien. J'envoie ma fille Rachel vous chercher. C'est celle qui a une fille et dont le mari, un gros bonnet dans le marketing, gagne un tas d'argent. »

Vingt minutes plus tard, la Mercedes jaune s'engageait dans l'allée circulaire de l'hôtel. La dernière lueur bien­veillante de l'après-midi s'était évanouie, disparue de l'autre côté de la planète, et Rosenthal, comme il débouchait du hall de l'hôtel et se dirigeait vers la voiture, sentit une pointe de fraîcheur dans l'air. Restée au volant, Rachel, une femme bronzée d'à peu près son âge, lui sourit et lui tendit la main quand il s'installa sur le siège passager.

« J'ai vu vos tableaux au Centre communautaire juif, dit­-elle d'un ton neutre. Ils sont intéressants. » Et elle démarra.

Rosenthal attendit la suite, mais comme rien ne venait, il dit : « C'est gentil de votre part d'avoir fait ce long voyage pour être présente. » Il marqua une pause, puis enchaîna « Votre père m'a parlé de vous, de votre sœur et de votre frère.

Il vous a parlé de Randy ? Il vous a dit pour les garçons italiens ?

Euh... non. Je ne me rappelle pas qu'il en ait parlé.

Randy a beaucoup d'amis et il se trouve que ce sont tous de beaux jeunes gens prénommés Guido. Mon père s'en étonne encore. Je ne suis pas sûre qu'il comprenne un jour. Pendant tout le reste de sa vie, il continuera à deman­der : "Alors, quand est-ce que Randy va se marier?" »

Dans la suite, toute aussi désopilante, vous apprendrez pourquoi Kenneth Rosenthal a peint douze plaies alors que Dieu n'avait pourtant pas jugé bon d'en infliger plus de dix aux Égyptiens ! A vos bouquins !

« Les mauvais juifs », de Gerald Shapiro, éditions Albin Michel et collection 10-18.

 

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Abasourdi

Je suis abasourdi ! Des enfilades entières où viennent pleurer des étudiants en informatique pour obtenir quoi ?

... Des idées de sujet pour leur mémoire de fin d'étude !

 

Pour des BTS passe encore, formation rapide en deux ans, essentiellement destinée à fournir de la main d'œuvre immédiatement opérationnelle su le marché du travail, bon, ok, ce sont les OS d'aujourd'hui, ya juste le vernis hi-tech qui les empêchent de succomber de désespoir sur la réalité de leur situation.

(c'est à dire un quotidien qui consiste cliquer sur un mulot et taper sur un clavier, à longueur de journée, comme leurs pères vissaient des boulons à la chaîne)

Mais bon, des ingénieurs... Des ingénieurs !

Que des futurs ingénieurs viennent chercher des idées de mémoire sur des forums dont l'essentiel des sujets est squatté par des sujets aussi indispensables que «arnaque pays africain» ou «comment lire ma variable de formulaire», ça laisse rêveur.

(Pour ceux qui ne savent pas ce que ça veut dire c'est du même niveau que «Madame il y a untel qui m'a pris ma place ! » et «je suis secrétaire, je ne sais pas plier en trois pour mettre sous enveloppe, qui peut m'aider ?»)

A leur décharge il faut dire que les p'tits gars sont jeunes, alors forcément la vie n'a pas eu le temps de les confronter à une diversité de situations telle qu'ils y puiseraient leur inspiration.

En même temps... C'est vrai que c'est la génération qui a grandi avec les sms, les séries télé américaines à la con et... un livre.

Un livre ?! C'est quoi un livre ? Ah si... Je me souviens... J'en ai vu une fois chez mon dentiste, dans la salle d'attente...

(Eh Ducon ! Chez ton dentiste ce sont des magazines que t'as vu, pas des livres. Et une fois seulement ? Ben dis-donc ! Je comprends maintenant le mystère flamboyant de ton sourire fatigué)

Alors les p'tits jeunes y viennent sur ces forums pour qu'on leur file les idées qu'ils n'ont pas eu, sur des sujets auxquels ils ne connaissent manifestement rien puisqu'il n'ont pas pris la peine d'y réfléchir...

Et il leur reste un mois pour bâtir un système d'information solide, fiable, pérenne, efficace et convivial.

Et faire un mémoire de fin d'étude.

Alors, les grandes thématiques :

- Je cherche un modèle de gestion de parc informatique,

- Moi aussi je cherche un modèle de gestion de parc informatique,

- Les gars ! Je dois faire une gestion de parc informatique pour une entreprise qui n'y connait rien et je ne sais pas par où commencer. Quelqu'un peut m'aider ?

(je rappelle que ces gars sont étudiants en pharmacie informatique, en première dernière année d'étude, donc ils savent tout des médicaments ordinateurs )

- Dites, personne n'aurait une idée de mémoire en informatique de gestion ?

- Et votre idée, vous pensez qu'il vaut mieux la réaliser en vb ou en delphi ?

(Pour ceux qui ignorent tout de vb et delphi, l'équivalent en vie réelle c'est un peu comme si le gars sur le point de passer son CAP de cuisinier demande : «Et votre steak saignant, vous le voulez bleu ou bien cuit ?»)

Qu'est-ce que je n'aimerais pas être prof d'informatique : 300 mémoires de fin d'études à noter sur la gestion de parc informatique...

Parce que bon, le mémoire de fin d'études... C'est un genre à lui tout seul...

Tout comme un livre comporte une préface brosse à reluire, le mémoire se doit de remercier chaleureusement l'entreprise d'accueil qui a permis de réaliser le stage dans les meilleures conditions et avec un soutien jamais démenti, qui a fourni de précieux conseils pour la conception de fiches de saisie.

N'ayant pas fait d'études j'ignore comment rédiger un mémoire. Mais j'en ai vu passer. Ah la la. NDC

Pour un peu on a l'impression de lire un roman américain en début duquel l'auteur tient à remercier chaleureusement son épouse qui l'a si fidèlement soutenu dans ce long et douloureux processus de création qu'est la rédaction d'un livre. Qu'elle en soit remerciée, ainsi que nos trois adorables petits enfants qu'elle m'a donné, dont la présence égayent nos journées, rayon de soleil quotidien jamais démenti même à travers les volets lorsque les brumes matinales se dissipent et que je peux enfin voir si la journée sera pluvieuse ou non.

Et là mon pote s'est plongé dans sa bière et moi je n'ai plus de matière pour finir ce billet.



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