Les mauvais juifs
C'est le titre d'un recueil de nouvelles écrit par Gerald Shapiro, auteur nord-américain, disponible aujourd'hui en poche 10-18 et initialement chez Albin Michel pour la première édition en langue française.
Parmi celles que j'ai appréciées, figure « Les douze plaies », je la cite en partie, puisse cela vous donner envie de lire la suite :-)
Les douze plaies
Quand le téléphone sonna, Rosenthal se trouvait au milieu de son atelier, occupé à détruire une toile à grands coups de pied. Il avait déjà projeté une boîte pleine de pinceaux sales contre le mur du fond et envoyé valdinguer sa boîte à peintures qui avait fait une jolie traînée terre de Sienne brûlée en forme de bateau sur les lattes du plancher blanchies à la chaux. L'atelier aurait dû être condamné, de même que Rosenthal: condamné à une nouvelle nuit d'échec après toute une saison d'échecs, entraîné à la dérive dans une orbite indolente autour d'un soleil incertain.
«Kenneth Rosenthal ? demanda une voix de femme.
— Lui-même », répondit-il, le souffle court, encore épuisé par ses efforts. Il se passa la main sur le front, laissant une trace humide.
«Kenneth Rosenthal, le peintre ?
— En personne, marmonna-t-il. Qui est à l'appareil ?
— Je m'appelle Naomi Glick. J'espère que je ne vous dérange pas ? Je vous téléphone au nom de la Fondation Rivka Hirschorn Kissner de New York. Vous avez peut-être entendu parler de nous ? Nous avons pour vocation d'encourager les créateurs inconnus dans le domaine des arts plastiques dont les œuvres offrent un intérêt significatif pour les juifs américains, déclara la femme d'un ton pompeux, comme si elle récitait un texte gravé sur des tablettes de pierre. J'ai l'immense plaisir de vous annoncer, Mr. Rosenthal, que vous êtes le lauréat du prix Rivka Hirschorn Kissner de cette année. Je vous présente mes plus sincères félicitations. »
Le qui ? Le quoi ? Elle avait bien prononcé le mot « prix », non ? Il était figé sur place, le téléphone collé contre sa joue comme un sac de glace.
« Je suis l'un des membres du jury, poursuivit Naomi Glick. Nous passons le pays entier au peigne fin, Mr. Rosenthal — nous explorons les tours et les détours du monde juif américain, artistiquement parlant, je veux dire. Nous recevons des diapositives en provenance de centaines d'expositions organisées par les meilleures galeries de tous les États-Unis. Nous allons inlassablement à la recherche de nouveaux artistes juifs. Nous prenons notre tâche très au sérieux et nos critères de sélection sont des plus sévères. Il arrive certaines années que nous ne trouvions personne qui y réponde, et dans ce cas, nous nous abstenons de décerner le prix Kissner. Votre récente série de tableaux, Les douze plaies, a attiré mon attention, et je dois avouer qu'elle m'a coupé le souffle.
— Les douze plaies ! Mais comment en avez-vous entendu parler ?
— Les diapositives nous ont été envoyées par courrier le mois dernier. Par... attendez que je vérifie... le Festival d'Art et d'Artisanat d'Umpqua Valley, Roseburg, Oregon. Roseburg — serait-ce un nom juif, par hasard ?
— Je ne pense pas, Mrs. Glick.
— Vous pouvez m'appeler Naomi, Kenneth. Des tableaux tellement insupportables, vos Douze plaies, dit-elle d'une voix caressante. Odieux au sens le plus profond du terme, pareils à des jérémiades de garçons de huit ans précoces. Je suis bien placée pour le savoir. Mon fils Max a huit ans, et un jour ou l'autre, je crois que je finirai par le tuer.
— Ah bon, dit-il, marquant une hésitation. Ça... ça signifie qu'ils vous plaisent?
— Ils me hantent littéralement. Toutes ces giclures, ces couleurs incrustées au couteau sur la toile comme si elles essayaient de s'enfouir au verso ! Et puis ces rouges, ces oranges et ces noirs qui ont l'air de se dire : mais qu'est-ce qu'on fabrique dans ces tableaux ? Comment pourrait-on en ficher le camp ? Toute cette énergie qui bondit en flammes vers le ciel, comme si elle mourait d'envie de s'échapper du cadre ! Je les adore, Kenneth. Ils sont tout ce que l'art juif peut être. »
Rosenthal se rappelait les jours à la fois enivrants et effrayants qu'il avait vécus pendant qu'il les peignait, la manière dont ils lui étaient arrivés comme autant de cadeaux — non, plutôt par la poste comme des lettres piégées anonymes —, ces douze tableaux exécutés l'année précédente en une semaine et demie de crises d'hystérie, son dernier véritable élan créateur avant que quelque force vitale en lui se flétrisse et meure. Depuis, il n'avait fait qu'errer, hébété, dans son atelier, tel un orphelin perdu dans le désert.
« Vous ne savez pas — et vous ne pouvez pas savoir — ce que cela représente pour moi », dit-il.
Il s'interrompit. Il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il pourrait ajouter. En vingt ans de labeur, enchaîné à son chevalet, il n'avait jamais gagné quoi que ce soit. Pourtant, il avait participé à de nombreux concours, soumis des diapositives à des fondations, exposé ses œuvres dans des foires et des festivals d'art. Il avait été près, tout près, d'être reconnu, mais il était toujours passé à côté.
« Être honoré par une fondation si prestigieuse — par mon propre peuple », s'entendit-il déclarer. Puis il se tut. De qui se moquait-il ? Son peuple ? Quand avait-il mis pour la dernière fois les pieds dans une synagogue ?
« Vous aimerez peut-être savoir que vous êtes le premier lauréat du prix Rivka Hirschorn Kissner à habiter à l'ouest de l'Hudson, dit Naomi Glick. L'Oregon, vous vous rendez compte ! Les trappeurs, Lewis et Clark, Sacajawea, la pêche au saumon et les scieries ! Qui aurait cru qu'un juif pourrait survivre dans un endroit pareil ! Il y a des juifs dans l'Oregon ?
— Il y a des juifs partout, Mrs. Glick. Il y en a même à Yokohama.
— Tous nos lauréats précédents étaient new-yorkais, reprit Naomi Glick. Et c'est normal, je suppose, dans la mesure où la plupart des artistes américains importants semblent vivre dans la région de New York. Je ne veux pas dire que vous n'êtes pas important, bien sûr — ce n'est pas du tout ce que je voulais laisser entendre. Croyez-moi, nous ne vous aurions jamais décerné le prix Kissner si vous n'étiez pas un peintre de tout premier ordre — tout en étant inconnu, naturellement. Mais vous n'avez pas besoin que je vous le dise, je pense ? »
Rosenthal promena son regard sur son atelier sinistré, les toiles éparpillées par terre, les tubes de peinture éclatés, les pinceaux brisés en mille morceaux. « Non, bien sûr, répondit-il.
— Vos tableaux seront exposés au Centre communautaire juif d'Apawamis, la perle du comté de Westchester. Vous verrez, vous allez adorer cet endroit, j'en suis persuadée », dit Naomi Glick. Son débit avait commencé à s'accélérer, comme si elle téléphonait d'une cabine et qu'elle n'ait presque plus de pièces. « Nous nous occuperons de l'expédition de vos toiles et nous vous enverrons un billet d'avion à destination de New York pour la remise du prix, il y aura un grand dîner organisé par les donateurs, Sheldon Sperling et son épouse Bernice, nous inviterons à la cérémonie la crème des critiques d'art et des galeristes new-yorkais, vous serez la coqueluche d'Apawamis, tout le monde chantera vos louanges, ce sera fabuleux. Vous pouvez me faire confiance, Mr. Rosenthal, vous devez être ravi, bien entendu que vous êtes ravi, il est temps d'en profiter, de khap'n un peu de nakhes, heureux homme. »
Trois jours plus tard arriva une lettre sur papier à en-tête de la fondation Kissner qui communiquait à Rosenthal tous les détails sur son prochain voyage à New York. On lui demanderait de faire un petit discours lors de la remise du prix, puis de répondre aux éventuelles questions du public. L'argent du prix et les billets d'avion suivaient. On viendrait le chercher à l'aéroport de LaGuardia. Avait-il des allergies alimentaires ou des préférences ? Au cours de son séjour, par respect pour ses croyances religieuses, tous les repas seraient préparés dans une cuisine kasher et aucun déplacement ne serait prévu durant le shabbat.
Ses croyances religieuses ! Rosenthal eut un petit rire sans joie. Autrefois, il avait cru. Jeune garçon, il avait même caressé l'idée de devenir rabbin. Qu'était-il advenu de sa piété d'enfant, de son amour respectueux pour Dieu ? Talmud Torah l'après-midi de quatre à six à raison de deux ou trois fois par semaine pour la préparation à sa bar-mitsva consistant, entre autres, à apprendre par cœur des passages entiers de la Torah, école du dimanche, offices le vendredi soir et le samedi matin, jeûner, prier, psalmodier, se frapper la poitrine — à treize ans, il était le petit bukher de sa yeshivah, toujours à daven avec les plus érudits, à se balancer sur les talons, absorbé dans son dialogue avec le Tout Puissant. Mais sa bar-mitsva faite, ses cadeaux — cravates, portefeuilles, parures de stylos — fourrés dans un tiroir, Rosenthal devait s'apercevoir qu'il n'avait plus grand-chose à dire à Dieu.
Au cours de son adolescence, il prit progressivement conscience qu'il y avait un côté méprisable dans la version du judaïsme que proposaient ses parents, une sorte de volonté de supériorité ostentatoire dans le domaine de la vertu et de l'apitoiement sur soi-même. Personne n'avait autant souffert que les juifs, disaient-ils. Personne ne savait ce qu'étaient les privations. Certes, çà et là, au fil de l'Histoire, d'autres groupes s'étaient fait taper sur les doigts, mais rien de comparable avec ce que les juifs avaient subi, en aucun cas. Une compétition de souffrances ! Une épreuve d'athlétisme ésotérique inventée par ses parents, régie par une règle bien simple : les Juifs gagnaient à tous les coups. Quels que soient les souffrances, les martyres endurés par votre famille ou votre peuple, vous perdiez, car rien de ce qui était arrivé aux autres peuples ne pouvait rivaliser avec Ce qui était arrivé aux Juifs.
Rosenthal se souvenait de son oncle Irwin qui venait souvent dîner chez eux à la maison, un petit homme triste si effacé et banal qu'il se fondait dans le papier peint. « Pendant mon enfance, on était si pauvres qu'on mangeait de l'herbe, disait-il quand la conversation autour de la table languissait. La première fois que j'ai goûté du sucre, j'avais trente et un ans. C'est parce que nous étions juifs. On voulait nous priver de tout. C'est pour ça que nous étions forcés de manger de l'herbe. Passe-moi le sucre, veux-tu ? »
La première fois qu'il avait entendu oncle Irwin raconter cette histoire — il devait alors avoir dans les neuf ans —, Rosenthal l'avait perçue comme un véritable drame (ça battait à plates coutures les histoires de chaussures d'occasion de sa mère, par exemple), mais à mesure que les années passaient et qu'oncle Irwin se répétait inlassablement, elle finit par perdre son aspect tragique dans l'imagination de Rosenthal pour entrer dans le royaume de la comédie. Quelquefois, quand son oncle n'était pas là, il s'amusait à l'imiter : « On mangeait de la terre. Des fois, quand on avait de l'eau, on faisait de la soupe de terre. Mais on avait rarement de l'eau. De temps en temps, on nous privait de terre et on devait manger nos vêtements. Les chemises n'étaient pas mauvaises, avec un petit peu de sel et un petit peu de poivre. Mais après, on nous a enlevé le sel et le poivre, parce qu'on était juifs et qu'on n'avait droit à rien.
— Tu devrais avoir honte, le réprimandait sa mère. Faire le pitre comme ça. Ton oncle a subi beaucoup de privations. Et je parle de privations bien réelles, jeune homme. Ce n'est pas un sujet de plaisanterie. »
À l'université, Rosenthal se montrait de plus en plus caustique. Le premier semestre, son professeur de philosophie consacra d'abord dix semaines à démolir divers arguments en faveur de l'existence de Dieu. L'un après l'autre, saint Anselme, l'évêque Berkeley, saint Thomas d'Aquin et le reste s'effondrèrent comme autant de mobile homes sous une averse de grêle. Rosenthal rentra chez lui pour les vacances et appela rabbi Kravitz, l'homme qui l'avait béni le jour de sa bar-mitsva. « Je traverse une crise spirituelle, lui dit-il. Je crois que je suis en train de devenir athée. Je pourrais passer vous voir ? C'est une espèce de cas d'urgence.
— J'ai une semaine épouvantable, répondit rabbi Kravitz, toussant dans l'appareil.
— Je comprends très bien, mais il faut absolument que je parle à quelqu'un.
— Écoute-moi, Kenny, déclara rabbi Kravitz de sa voix d'outre-tombe. Dieu existe. Là-dessus, tu peux me faire confiance. Il t'entend et il est consterné. Il se dit : mais qu'est-ce qui lui prend à ce Kenny Rosenthal ?
— S'il y a un Dieu, rabbi Kravitz, expliquez-moi pourquoi le mal règne ainsi dans le monde ? Pourquoi il y a tant de souffrances ?
— Tu crois que tu es le seul à t'interroger sur les desseins de Dieu ? Tu crois que personne ne s'est jamais demandé pourquoi il y avait tant de souffrances dans le monde ?
— Non, pas du tout.
— Eh bien, mon jeune ami, tu es loin d'être le seul, affirma rabbi Kravitz d'un ton chagriné. Tu vois, tu es juif. Tu es né juif, tu as été élevé en juif et tu mourras juif. Quand les nazis vont venir, tu t'imagines qu'ils te demanderont si tu es athée ou pas ? Tu es juif ! Au four ! Quelles que soient les absurdités qu'un professeur essaie de te fourrer dans le crâne, tu es juif. Est-ce que ça répond à ta question ? »
Avant même que Rosenthal ait eu le temps d'ouvrir la bouche, le rabbin avait raccroché.
Un mois après le coup de téléphone de la fondation Kissner, un dimanche en début d'après-midi alors que la pluie menaçait, un petit homme d'allure fragile vêtu d'une veste sport en seersucker attendait Rosenthal à l'aéroport de LaGuardia. Le vieil homme ôta sa casquette de l'équipe des Yankees, dévoilant un crâne de la couleur d'un ancien parchemin. « Alors c'est vous l'heureux élu, marmonna-t-il, s'emparant du sac de Rosenthal avec des doigts noueux. Je suis Sheldon Sperling, se présenta-t-il tandis qu'ils se dirigeaient vers le parking. Appelez-moi Chub, si, si, vous pouvez, tout le monde m'appelle comme ça. Ma femme et moi sommes les donateurs du prix que vous avez remporté. Ne vous en faites pas, nous pouvons nous le permettre. Je suis dans le droit des sociétés. Ou plutôt, j'étais, devrais-je dire. J'ai pris ma retraite il y a tout juste deux mois. Soixante dix-neuf ans. Le droit des sociétés était toute ma vie — j'en rêve encore presque toutes les nuits. Des rêves de fusion pour la plupart — c'est comme rêver qu'on vole, on éprouve un extraordinaire sentiment de puissance. »
La voiture était un break Mercedes jaune, un vrai paquebot. Mr. Sperling lança le sac de Rosenthal à l'arrière, puis démarra. Ils roulèrent lentement au milieu des terrains à l'abandon du panorama urbain sous un ciel si bas qu'il semblait inexistant, puis, petit à petit, à mesure qu'ils s'éloignaient de la ville, le paysage devint plus vert et le monde s'ouvrit cependant qu'ils traversaient des banlieues luxuriantes, entourées de vastes forêts. « Je vous dépose à votre hôtel. Vous pourrez vous rafraîchir un peu. Nous enverrons ensuite quelqu'un vous chercher pour le dîner qui se tiendra chez nous. Notre fille Rachel est venue de Chicago spécialement pour l'occasion. Formidable, non ? Prendre l'avion jusqu'à New York exprès pour ça ! Une fille du tonnerre. Mariée à un ponte du marketing, un type qui fait de l'argent avec tout ce qu'il touche. Un sacré gendre. Ils ont une fille, jolie comme un cœur, Elena, elle s'appelle. Un beau prénom, vous ne trouvez pas ? Essayez de le chercher dans la Bible. J'adore ce prénom. Notre seul petit-enfant.
— Ah oui, en effet ! fit Rosenthal. Quel beau prénom !
— Notre deuxième fille, Stéphanie, elle a épousé un urologue. Il possède sa propre clinique, on parle tout le temps de lui dans les revues médicales. Ils sont dans le sud de la France en ce moment, à se balader et à boire du vin. Et puis il y a notre cadet, Randy, il habite New York. Il ne viendra pas cette année. Il n'a pas un instant de libre. Il vous plairait — il est designer. Un véritable artiste.
— Quel dommage que je ne puisse pas faire sa connaissance », dit Rosenthal, l'air triste et résigné, comme s'il regrettait réellement de ne pas pouvoir rencontrer toute la tribu. Ils se turent. Les rues s'étaient élargies et ils roulaient maintenant le long d'avenues bordées d'érables inclinés dont le feuillage formait une voûte ininterrompue au-dessus de la chaussée mouchetée par le soleil de l'après-midi qui filtrait au travers.
« Avant qu'on arrive à votre hôtel, il faut que je vous pose une question, finit par dire Sperling. Vous me permettez de vous appeler Dan ?
— Ken... mon prénom est Ken.
— La question n'est pas de moi, mais de ma femme. Je peux ?
— Allez-y.
— A quoi ça rime vos Douze plaies? Ces tableaux... Qu'est-ce que vous aviez en tête ? C'est ça votre idée de l'art juif ? » Ils s'arrêtèrent à un feu rouge.
« Pardon ? fit Rosenthal.
— Du calme, du calme, inutile de monter sur vos grands chevaux. Moi, personnellement, ça m'est égal. Je suis avocat. Donnez-moi un contrat et je vous dirai ce que j'en pense. L'art, ce n'est pas ma tasse de thé. Ma femme, par contre, c'est une autre histoire. »
Rosenthal réfléchit un moment en silence. On attend vingt ans pour se voir récompenser par un prix et quand on l'obtient enfin, il faut entendre ça ! Un vieil avocat véreux qui se permet de critiquer votre œuvre ! Alors pourquoi l'avoir fait venir, hein ?
« Vous voulez me dire que votre femme n'aime pas ma composition ? demanda-t-il enfin. C'est bien ça ?
— Il ne s'agit pas d'aimer ou de ne pas aimer. Ce que je veux dire, c'est que vous avez peut-être intérêt à savoir ce que vous faites, parce qu'il y a des gens qui pourraient vous interroger à ce sujet, c'est tout. » Le feu passa au vert et ils démarrèrent. « Moi, ça ne me dérange pas, vous comprenez. Mais ce n'est pas le cas pour tout le monde... », reprit Sperling qui laissa sa phrase en suspens.
Ils arrivèrent à l'hôtel, un bâtiment en briques d'apparence banale qui se distinguait uniquement par l'extravagance de son aménagement paysager. Sperling, sourcils froncés, resta au volant pendant que Rosenthal descendait de voiture.
« Pensez-y, c'est tout », lança le vieil homme avant de repartir.
La Mercedes s'éloigna, abandonnant Rosenthal sur le trottoir avec son sac.
À la réception, l'employée l'accueillit par ces mots : « Ah, c'est vous le lauréat du prix Kissner de cette année. » Elle lui adressa un sourire de façade. « Félicitations. La chambre est réglée par la fondation Kissner. Les appels téléphoniques longue distance sont à votre charge, de même que le service en chambre et les autres extras. Le lauréat de l'année dernière a eu une note, vous ne le croiriez pas. En tout cas, il vaut mieux que vous ne regardiez pas les chaînes câblées, c'est payant. »
Le lit était étroit mais ferme et Rosenthal, sans s'en rendre compte, glissa dans le sommeil. Il se réveilla à six heures moins le quart, à la fois reposé et terrorisé. Il prit une longue douche, répétant le discours qu'il avait rédigé pour l'occasion et qu'il s'exerçait à prononcer depuis des semaines. Il n'avait guère l'habitude de parler en public, mais le ton de son discours lui semblait convenir : quelques plaisanteries pour montrer qu'il était un homme comme les autres avant d'en venir au cœur du sujet, court sans être abrupt, humble sans être servile.
Il se sentait merveilleusement bien sous la douche. L'endroit était sombre et il avait l'impression d'être en sécurité. L'eau chaude lui frappait la nuque et cascadait le long de son dos comme pour lui administrer un léger massage. Il était seul, sans personne pour lui lancer des vacheries du genre : « À quoi ça rime vos Douze plaies ? » Il sortit de la douche à regret et se sécha, évitant de se regarder dans la glace brillamment éclairée.
Après quoi, il prit tout son temps pour passer ses plus beaux vêtements qu'il avait emportés, puis il s'assit au bord du lit, le regard fixé sur l'écran de la télévision éteinte. Qu'est-ce qu'il foutait ici ? Comment avait-il pu croire que ce prix allait changer les fondements de son existence, alors que rien jusqu'à présent n'était parvenu à le faire ? Se taper près de 5 000 kilomètres en avion pour recevoir un chèque et serrer la main à des étrangers — précisément le genre de choses contre quoi Lenore, son ex-femme, l'avait mis en garde dans Le prix de l'arrogance, l'un des petits traités qu'elle avait écrits à son intention après leur divorce dans le louable but de l'aider à « mettre de l'ordre dans sa vie ». Et ça, pour mettre de l'ordre, il avait mis de l'ordre.
Lorsque le téléphone sonna, Rosenthal se livrait tellement à l'introspection qu'il crut que cela venait de la chambre d'à côté. Après quelques sonneries, il revint cependant à la réalité et décrocha.
« Chub Sperling à l'appareil. Vous avez fait une petite sieste ?
— Je... oui.
— Très bien. J'envoie ma fille Rachel vous chercher. C'est celle qui a une fille et dont le mari, un gros bonnet dans le marketing, gagne un tas d'argent. »
Vingt minutes plus tard, la Mercedes jaune s'engageait dans l'allée circulaire de l'hôtel. La dernière lueur bienveillante de l'après-midi s'était évanouie, disparue de l'autre côté de la planète, et Rosenthal, comme il débouchait du hall de l'hôtel et se dirigeait vers la voiture, sentit une pointe de fraîcheur dans l'air. Restée au volant, Rachel, une femme bronzée d'à peu près son âge, lui sourit et lui tendit la main quand il s'installa sur le siège passager.
« J'ai vu vos tableaux au Centre communautaire juif, dit-elle d'un ton neutre. Ils sont intéressants. » Et elle démarra.
Rosenthal attendit la suite, mais comme rien ne venait, il dit : « C'est gentil de votre part d'avoir fait ce long voyage pour être présente. » Il marqua une pause, puis enchaîna « Votre père m'a parlé de vous, de votre sœur et de votre frère.
— Il vous a parlé de Randy ? Il vous a dit pour les garçons italiens ?
— Euh... non. Je ne me rappelle pas qu'il en ait parlé.
— Randy a beaucoup d'amis et il se trouve que ce sont tous de beaux jeunes gens prénommés Guido. Mon père s'en étonne encore. Je ne suis pas sûre qu'il comprenne un jour. Pendant tout le reste de sa vie, il continuera à demander : "Alors, quand est-ce que Randy va se marier?" »
Dans la suite, toute aussi désopilante, vous apprendrez pourquoi Kenneth Rosenthal a peint douze plaies alors que Dieu n'avait pourtant pas jugé bon d'en infliger plus de dix aux Égyptiens ! A vos bouquins !
« Les mauvais juifs », de Gerald Shapiro, éditions Albin Michel et collection 10-18.
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