Cautère sur jambe de bois

Jeudi, 18 heures.

Demain, par la grâce conjuguée des 35 heures, des RTT, des heures supp' défiscalisées, je vais pouvoir me payer une bonne grasse matinée.

Après je m'interrogerai sur l'opportunité d'aller à un repas de quartier, mais pas dans mon quartier, histoire de simplifier les choses.

L'école primaire de ma fille a eu la « bonne » idée d'organiser un pique-nique, avec comme dessein avoué : encourager les parents à faire connaissance et tisser du lien.

( L'école a quand même pensé à organiser tout ça après le ramadan. Ouf ! ) 

Glissement sémantique de la novlangue bien pensante de gauche : on ne dit plus « tisser des liens » mais « tisser du lien », l'usage du partitif est bien pratique pour désigner sans pointer du doigt, pour inviter sans s'impliquer.

Comme lors des fêtes de fin d'année, on risque de retrouver les quatre éternels groupes de parents : les musulmans entre eux, les blancs marginalisés entre eux, les rares blancs intégrés entre eux, les noirs entre eux. Et les instits tentant de jouer les bons offices pour rapprocher tout le monde.

( Ne sachant plus à quel saint me vouer pour paraître encore plus aigri, raciste et macho congénital que je le suis, j'ai présenté tout le monde par ordre décroissant d'apparition à l'écran. Voilà ce que ça donne quand on glisse sur des peaux de bananes politiquement correctes )

A-sociable et asocial comme pas deux j'hésite à y aller, ce sera sans doute (encore) la mère de ma fille qui va se coltiner les relations publiques.

La dernière fois que je me suis « senti concerné » par une manifestation extra-scolaire c'était pour assister à une représentation théâtrale d'une troupe amateur composée de femmes noires du quartier. Représentation suivie d'une discussion-débat animé par la directrice du foyer culturel du même quartier - enfin, « foyer social et culturel » ou un truc dans le genre.

« Une pointure ! » m'a dit plus tard, admirative, la directrice de l'école de de ma fille. Je me suis gardé de tout commentaire et ai hoché la tête d'un air entendu, nous nous sommes quittés sur un sourire d'apparente complicité, alors que je me désespérais de constater, une fois de plus, à quel point l'enfer était pavé de bonnes intentions.

La représentation était « fraîche et plaisante », composée de saynètes qui narraient pourtant un quotidien très ordinaire ( « Le sac piscine de la semaine passée n'a pas été vidé », « Faut signer mon carnet de correspondance », « Comment veux-tu que je m'occupe de ton petit déjeuner alors que je dois être au travail à six heures ? Demande à ton père de se lever ! » )

Lors de la « discussion » qui suivit, la pointure avait beau jouer de tous ses effets de manche — le singulier est volontaire — elle ne parvenait pas à faire décoller, ou ne voulait pas faire décoller, le débat d'une sorte de ressassement de ces petites contrariétés du quotidien. Le tout dans le but louable de faire prendre conscience à toutes les personnes présentes des enjeux de l'école...

( L'école en question est classée en ZEP, dans un quartier essentiellement constitué de barres HLM, donc habitées par des bons immigrés, l'école est donc fréquentée par des enfants de bons immigrés )

Cautère sur une jambe de bois. J'ai comme dans l'idée que toutes les personnes présentes avaient parfaitement conscience des enjeux de l'école, ne serait-ce que par le fait qu'elles étaient présentes, je me demande bien pourquoi il fallait en plus nous infliger le pensum bien intentionné d'une pointure aux petits pieds.




PS : le pique-nique a eu lieu, ce fut très sympa, bien que les bruits venus de l'extérieur n'incitassent pas à la sérénité.